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Les obstacles
A vaincre sans péril on triomphe sans gloire, sans adversité point d’aventure !
Les principaux, sur la Loire, sont les barrages. Non seulement les vrais barrages, genre usine EDF, mais si seulement il n’y avait que ceux-là ! C’est un peu comme si le petit peuple ligérien, pêcheurs, agriculteurs, bateliers, constructeurs de ponts, riverains en tout genre, s’était donné le mot : de cette eau vive stoppons le cours, à tout prix ralentissons sa fuite vers la mer.
Outre les deux barrages de retenue déjà cités, je rencontre une multitude de petits barrages, certains pour créer un plan d’eau navigable (villes de quelque importance) certains pour constituer un gué (vive la rose !) à voitures ou animaux, certains pour faire monter le niveau de l’eau afin de pouvoir pomper en sécurité (c’est le cas des barrages situés juste avant les centrales nucléaires) mais pour beaucoup d’ouvrages plus modestes je ne saurai jamais à quelle autre fin qu’empêcher ma progression ils ont été construits . . .
Autant d’obstacles qu’il faut passer, et parfois une heure perdue à chacun : c’est dans ces moments que je suis heureux de n’avoir pas davantage de bagages, ni un bateau plus lourd.
Barrage !
Barrage!
Barrage!
Autre type d’obstacle : les ponts ! les plus problématiques sont les anciens : ils ont des piles larges, dont l’assise est plus large encore, jusqu’à, souvent, réduire la largeur disponible pour le passage de l’eau de moitié, voire plus. Résultat ? une quantité d’eau donnée qui dans cet endroit a deux fois moins de place pour passer est obligée de passer… deux fois plus vite ! d’où des remous importants, parfois dangereux, d’autant que beaucoup de ponts sont doublés de barrages juste après, ou éboulis, ruines d’anciens ponts, épieux de bois ou d’acier. Se méfier donc des ponts vieux. Ceux de Tours (dit « pont de pierre ») de Nevers, de Veauche sont réputés dignes de méfiance. (Les ponts récents ou très récents ont des piles très fines qui ne causent aucun remous)
J’ai pris des dizaines de photos de ponts, certains sont remarquables.
Il en est deux qui sont vraiment particuliers, puisqu’au lieu de laisser passer une route, une voie ferrée ou de simples piétons, au dessus de la Loire ils font passer ... une autre rivière! en l'occurrence un canal. Le Pont-canal de Briare est célèbre, achevé (Eiffel et Daydé) un peu tard, fin 19eme, il n’a pas beaucoup servi, aussitôt concurrencé par le chemin de fer. Celui de Digoin (vers 1835) fut lui utilisé pendant quelques décennies.
Pont-canal de Briare: sous le pont, la Loire
C’est bien une péniche qui passe sur le canal au-dessus du fleuve : je l’ai vu, ça fonctionne !
La solitude
I'm a poor lonesome cow-boy, long ways from home . . .
Hormis les villages et villes, hormis les quelques pêcheurs rencontrés, je suis seul sur la Loire. En mai, pratiquement personne ne navigue sur ce fleuve non navigable. Parmi les pêcheurs, beaucoup ne répondent qu’un mot ou deux à mon interpellation : ce sont des tranquilles ces gens-là ! Des taiseux.
Le paysage c’est l’eau, les rives, le ciel.Si tu n’es pas sûr de t’en contenter, mieux vaut ne pas venir.
Moi la solitude me va. Je la trouve confortable, propice à l’introspection et à la découverte des paysages intérieurs. Je ne m’ennuie pas un instant : sans cesse l’esprit est attiré par quelque chose, poisson, oiseau, bruit, reflet, changement de cap nécessaire, réflexion. C’est dans la solitude que j’ai fait les grandes découvertes de ma vie : je serais bien ingrat de la fuir. Et je n’en goûte que davantage la compagnie des humains quand j’en croise.
Passer la journée seul à pagayer, le flic-floc de la pagaye pour toute radio (oui mon frère : on peut survivre sans radio ni télé !) pas rencontré un chat de la journée, le soir je déplie ma guitoune sur une île au beau milieu de la Loire, pas un chat sur l’île, (si, une fois : une maman cygne couve ses œufs, bien installée sur son nid, voir plus bas) je dîne d’un quignon de pain, de fromage ou d’une soupe chinoise. Un bon bouquin, quelques pas, je m’allonge sur ma couche et j’en prends plein les mirettes, plein les mirettes, plein les mirettes ! la vie !
Paysage du soir
Le même au matin suivant: brouillard sur le fleuve
En fait je ne crois pas un instant à la solitude. Non seulement je ne l’éprouve pas, mais je crois qu’en parler relève d’une pirouette de la perception. On n’est seul nulle part ici-haut. Il y a toujours quelqu’un, un être, de la vie, du même que moi, même s’il ne me ressemble pas (rien ne me ressemble en fait). Je ressens plus que jamais comme une source commune à tout ce qui vit, cette buse dans le ciel est-elle si différente de ce que je suis? ce poisson qui donne un coup de queue dans mon étrave? l’eau même de cette rivière coule dans mes veines depuis la nuit des temps, qui ira me soutenir le contraire ? la solitude, vous plaisantez ? Il n’y a qu’une vie, tout est moi ici comme ailleurs. La grande illusion c’est la séparation, chacun croyant à son petit moi comme à une bouée de sauvetage. Il n’y aura pas de sauvetage.
Car il n’y a pas péril.
Arrivée dans le port de Roanne
Port de Roanne
En arrivant à Roanne, juste avant un pont métallique un canal prend sa source, de l’eau même du fleuve, en rive gauche, perpendiculairement. J’y engage mon bateau. Vingt mètres plus loin je m’aplatis au maximum dans mon embarcation afin de passer sous une passerelle, seule ma casquette reste accrochée, et débouche dans le port de Roanne, beaux et nombreux navires, toutes les tailles (mais le mien est le plus petit !), toutes les finitions, (le mien est le plus sobre !), toutes les couleurs (le mien est le plus jaune !) .
On m’a conseillé de planter ma toile non loin, dans un endroit réservé aux camping-cars, ce sera ma seule nuit en ville. Entre péniches de luxe et camping-cars pullman, tous plus bourgeoisants les uns que les autres, mon youyou et ma guitoune font, comment dire… leur petit effet de modestie simplette. J’ai bien tenté ma chance, amabilités, ronds de jambe par-ci, exclamations d’admiration par-là, personne ne m’a invité à dîner.
J’ai aussi vu des cygnes sauvages. Tranquilles.
Maman cygne couve: merci belle oiselle!
La simplicité
Amie de la solitude assurément.
Que souhaite-t-on quand on est démuni de tout ? Posséder.
Que souhaite-t-on quand on est entouré de trop d’objets ? S’en déposséder.
Entre les deux, le bon sens et la juste mesure. Il est là le vrai luxe, et peu y parviennent.
Bivouac solitaire, île déserte : Robinson enfin!
Je chante
Alors là, faut pas me demander pourquoi : ça doit être physiologique.
Peut-être parce que ce matin j’ai vu un envol de cygnes sauvages ?
Magnifique, quel décollage !
Et tous ces oiseaux dont je ne connais pas le nom !
La Loire est un vivier, elle coule, je me coule en elle, ça glisse dans un silence superbe et impressionnant, ça tient parfois du premier voyage du premier homme, et tous ces oiseaux sont aussi les premiers, et pour eux chaque seconde la première.
Alors je chante.
Ça sort, je laisse sortir. Ça tombe bien : personne ne m’écoute.
En fait ça ne tombe pas, ça monte. Je pourrais me croire, à m’entendre, dans une cathédrale de bonne acoustique. Surprenant. Je suis en plein milieu du fleuve, ciel découvert, sans murs pour refléter le son, et le son monte comme si . . . euh, comme si ça venait d’ailleurs ?
Des couplets qui s’inventent seuls, à mesure qu’ils passent par mes lèvres.
Chanter pour tout ce qui vit, pour que tout continue, que tout perdure, tienne et dise la vie et la grandeur de la vivre. La voix monte, en une seconde comme un arbre en un siècle, c’est pareil, et aussi juste.
Dans tout apprentissage est un moment où on est dépassé par ce que l’on produit, où au lieu de pousser fort le maillet et la gouge ce sont eux qui te tirent en avant, comme mus d’une volonté propre. Alors là, mon gars, CA chante, je peux te l’assurer ! Et je ne réponds de rien, ça emplit tout, l’énorme volume du fleuve bordé d’arbres hauts sur ses deux rives, ça se propage comme une onde géante, ça descend le lit, ça me porte et m’emporte, fétu sur une immensité . . . d’eau ? de son ? de vibration ? je ne sais, je chante, chante comme jamais, ça sort de soi-même, ça vit.
Et comme tout ce qui vit, ça passe : dans les deux sens, c’est-à-dire ça se passe, ça a lieu, puis ensuite ça passe c’est-à-dire c’est passé. C’était.
Prendre comme c’est venu. T’as rien compris, en bas dans ton canoë ? Tant mieux, peut-être es-tu venu pour apprendre à ne plus comprendre ? Pagaie donc !
Couché tôt, levé tôt. Rien que pour cela, ça vaut largement le coup!
La faune
La Loire est dit-on le dernier fleuve sauvage d’Europe. Déclarée patrimoine de l’humanité par l’Unesco, etc. L’homme aime bien les diplômes décidemment. Bon ! si ça peut nous aider à lui épargner les outrages de la modernité et les pollutions les plus définitives … Du coup certains des hôtes qui l’avaient délaissée reviennent l’habiter, j’ai rencontré des
Aigrettes garzettes
Hérons
Cigognes
Sternes
Buses
Aigles
Alouettes lulu Tronc rongé par un castor
Milans
Grands-ducs
Bernaches
Colverts
Ecureuils
Grenouilles
Castors
Poules d’eau
Bécasses
Ragondins Envol d'une tribu de cygnes
Bruant zizi
Faucons
Chevreuils
Cerfs
Lapins
Cygnes
Troglodytes mignons
Cormorans
…et tant d’autres dont je ne saurai jamais le nom, qui ne sauront jamais le mien, quel dommage
Aigrette Cygogne sur son nid
Digoin
Premier pont-canal.
Arrivé au soir, je passe la nuit dans un superbe hôtel chicos en bord de rivière. Même mon canoë est garé à l’abri, dans le garage de l’hôtel s’il vous plaît, entre une Jaguar et une Mercédès de la clientèle. Ouaaaaahhh le confort ! ! ! ! ! ! Je prends ma première vraie douche, savoure mon premier vrai repas, dors dans mon premier vrai lit après plus d’une semaine de voyage.
Je goûte ! Je me délecte !
Au matin je rencontre en ville un constructeur de maquettes de bateaux de Loire et le bijoutier du bourg, bourgeois écolo et aussi constructeur d’un splendide canoë canadien en red Cedar.
Départ vers midi, pluie, vent.
La pluie ça va, elle ne dure pas.
Le vent est plus difficile à accommoder.
Il est de face, se nomme « galerne », très gênant pour la manœuvre. S’il n’est pas vraiment de face c’est parfois pire : la coque fait voile et dévie sans cesse de son cap.
Il demande surtout un effort constant sur les attaches des biceps sur les avant-bras : cent coups de pagaie me fatiguent plus qu’une demi-journée sans vent, et je suis parfois obligé pour me reposer de m’accrocher aux branches de la rive si j’en trouve à ma hauteur, respirer quelques minutes et repartir jusqu’aux prochaines branches. Ça n’avance guère dans ces conditions. J’aperçois un chevreuil sur la berge, tranquille lui aussi.
Lequel de moi ou lui, regarde l’autre ?
Mangrove ligérienne?
Onzième jour de navigation
J’approche de Nevers.
Moins de poissons, moins d’oiseaux depuis quelques jours.
La Loire devient un fleuve tranquille, plus facile à naviguer, moins sauvage.
Juste un rappel à la vigilance : le pont de Nevers, peu d’eau mais assez gros dénivelé dans les rochers et éboulis, il me faut comme je l’ai fait cent fois laisser partir Frèleskif sur son amarre, sauf que là il se coince entre deux blocs de granit, s’emplit d’eau instantanément et penche, penche, je surveille l’arrimage de mes bagages, tout se passe pas si bien que ça, tout est trempé sous la cataracte et je vois de mes yeux mon très précieux chargeur solaire de téléphone glisser de sa pochette transparente et tomber dans l’eau bouillonnante où il sombre aussitôt… dommage, il marchait bien !
Au matin ma tente est inondée de soleil : je prends toujours la précaution de la planter ouverture face au soleil levant du lendemain, ça m’aide à me lever … ah les habitudes ! J’aime ces matins par-dessus tout.
Deux jours plus tard, à Briare (second pont-canal) je plante en rive gauche, sur une immense plage de sable fin, sous des feuillus, presqu’invisible de la route. Je prends toujours la précaution de ne pas me faire trop remarquer (ma tente est verte) mais je dois dire que pas une seule fois je n’ai été dérangé. Cette plage-banc de sable est peut-être inexistante en niveau normal (quelle est la norme pour la Loire ?) aussi au matin est-elle rejointe par quelques paires de blanches fesses soucieuses de naturisme au soleil : on est en mai, il fait chaud comme en été.
Quinzième jour, je suis rejoint à Châteauneuf-sur-Loire par ma sœur et son amie, pour une petite escapade terrestre de week-end. Nous chargeons mon bateau sur le toit de la voiture, direction resto mais auparavant urgence : laverie automatique, car une fois claquées les portières de la voiture, il apparait que de mon auguste présence émanent des odeurs typiques, je sens la Loire (vase ?), les pieds, la Loire, le camembert dans mon sac, la Loire, le linge sale en général, et la Loire. Bon.
Visites prieuré, abbaye, vide-grenier : ah oui c’est vrai, ces choses existent, j’avais oublié ! De quoi est faite notre réalité ? Ou, comme en 68 : quelle réalité, papa ?
Giens
Ile aux sternes
Il y a eu du vent tout l’après-midi, et conséquemment de l’électricité dans l’air.
Au soir je m’approche d’une île dénudée, sur la gauche du bras où je navigue, de loin je la vois entourée d’oiseaux. L’île est de taille modeste, quelques centaines de mètres de longueur tout au plus, assez pour qu’une colonie de sternes l’ait choisie comme pondoir et maternité protégés. Des pancartes l’indiquent, mais elles sont minuscules et je dois m’approcher pour arriver à lire.
Les sternes ne l’entendent pas de cette oreille, et commencent un ballet au-dessus de mon embarcation, croissant au fur et à mesure de mon approche, quelques uns, puis des dizaines, puis des centaines, en criant, en criaillant, tant et si fort que je ne suis plus trop rassuré, ils font aussi des descentes en piqué, frôlent mon bateau, m’assourdissent de leurs cris répétés, bref font tout pour m’éloigner. Hitchcock. J’aurai le temps d’apercevoir des nids à même le sol de galets, les œufs se confondant presqu’avec les galets. Je leur parle, les rassure, leur dit que je ne leur veux aucun mal mais bien sûr ne débarque pas (je n’ai pas pris de casque).
Le pêcheur
Arrivée à Orléans.
La bestiole est surprenante, je la découvre en même temps que celui qui l'a capturée.
1.87 mètre hors tout, le pêcheur a du mal à la sortir de l'eau et à la traîner sur la rive.
C'est un silure, une figure un peu mythique pour le pêcheur, le plus féroce et carnassier des poissons de Loire (on le trouve aussi dans d'autres rivières). Poisson sans écailles, mais muni de deux belles moustaches (barbillons). Il est réputé pour vivre dans les eaux profondes, et ne pas se laisser prendre à n'importe quel hameçon.
Celui-ci ne dépassant pas les deux mètres, c'est un modeste : certains peuvent atteindre quatre mètres.
Fred pense que sa réputation de férocité est un peu exagérée. "il est gros, il mange à sa faim et voilà tout". Fred le remettra à l'eau après l'avoir mesuré, en m'assurant que les blessures occasionnées par l'hameçon ne sont "rien du tout" (hum?)
Fred le pëcheur et sa capture: 1.87 m. et une bonne cinquantaine de kgs? à remettre à l'eau!
Pont de Beaugency
Un bonheur.
Très long, une seule arche est en eau, la plus à droite. La rive est bordée de palplanches, un mur d’acier peu sympathique. Une mère de famille, petite fille marchant à son côté, bébé dans la poussette, m’assure qu’il n’y a pas de problème. Les mères de famille il faut leur faire confiance ! J’y vais donc.
Soudain, adrénaline instantanée : m’avançant je réalise que toute la Loire passe là, sous cette arche, et en plus subit un dénivelé marqué. Courant très fort. Et en plus, la forme du fond conditionne une chicane : le flot est brutalement dirigé vers la gauche, après s’être violemment brisé sur le mur de palplanches. Tous les ingrédients sont requis pour la grosse émotion : le son va crescendo, il est bien trop tard pour reculer, auquel je ne songe même pas. Je contrôle comme je peux la direction, c'est-à-dire qu’en fait je ne contrôle pas grand-chose, puis tout se précipite, le bateau s’engouffre, bruit assourdissant, je fonce droit sur le mur d’acier, je vais me fracasser, je replie ma pagaie au dernier moment, je frôle le mur, suis trempé j’ai pas compris comment, à la sortie de ce goulot m’attendent trois ou quatre énormes vagues de travers, sur lesquelles le bateau tape, et tape, et tape comme jamais encore, mais bon s’il tape c’est qu’il est entier, et moi aussi. Ouaaaahhh ! ! ! Mieux que le super-huit de Luna Park !
Euh... les photos? Ben, excusez, j'ai pas eu bien le temps.
Je recommencerais bien un coup ! madame à la poussette et à la petite fille m’attend juste après le pont, elle a voulu me voir passer, ou ne pas passer, coquine ou sadique ? ah les femmes !
L’installation d’un des deux derniers pêcheurs d’aloses (à ses propres dires)
Un ptit Tours en bateau ?
Il faudra éclaircir cela : toutes les villes importantes ou moyennes sont situées en rive droite (sauf Tours), comment se fait-ce ?
Ma sœur habite Tours, j’y fais escale.
Elle me prête son vélo, il fait beau : le pied !
Mes jambes, condamnées à l’immobilité depuis mon départ, trois semaines presque, sont, dès que reliées aux pédales, prises d’une véritable frénésie d’activité. A Tours, le vélo a tous les droits, ou presque, ce qui énerve quelque peu certains automobilistes. Sens interdits, zones piétonnes, priorités diverses, feux oranges ou rouges : Le bonheur vous dis-je ! J’avale le kilomètre citadin goulument, je me régale, mes mollets se réjouissent, mes cuissots frémissent d’aises multiples. Un grand Tours en vélo ! Deux jours d’arrêt.
Je vais repérer le trop fameux pont Wilson, (que les locaux nomment simplement « pont de pierres ») où Bernard Ollivier s’est fait la peur de sa vie. Très mauvaise réputation. Seules trois arches sont en eau, la seule visible est la première (rive gauche) et effectivement n’est pas très engageante. Je décide donc de l'éviter, et me faire déposer en aval. Sincèrement, si je n’avais pas été prévenu, je ne me serais rendu compte de rien, et serais peut-être passé sans encombre. Peut-être pas .
Remise à l’eau un peu plus bas…
Interdit de sillage
Dix-neuvième jour, ça va de plus en plus vite, j’ai parcouru hier 57 km, c’est mon record jusqu’ici. Par moments je me prends à vouloir faire une petite pointe de vitesse, je rame éperdument et tente de voir le sillage que je laisse. Impossible, ma position dans le kayak est assurée, les fesses dans le cale-fesses et les pieds dans les cale-pieds, ne pouvant tourner la tête à 180° la seule façon d’entrevoir mon sillage est de changer brutalement la direction du bateau mais, rapide ou pas, j’arrive toujours trop tard.
On ne descend pas de vélo pour se regarder pédaler ! Ne te retourne pas mon gars, avance, et avance, et encore. Le sillage est aussitôt refermé, et on ne contemple jamais son passé. Au pays du superfluide, point de sillage, point de trace et seul le présent luit, balise éternelle, toujours changeante, à jamais fidèle. Ce ruban de vie de 1000 km qui se déroule sous mon bateau me fait un cadeau symbolique splendide, il m’offre des millions de secondes à vivre, toutes différentes : pas deux méandres qui se ressemblent, pas deux coups de pagaie qui soient les mêmes. A prendre ou à laisser.
Noyade
Pont d’Amboise. Rien de spécial à priori, mais à tout passage de vieux pont la prudence est de mise : choisir l’arche où il y a le plus d’eau et le moins de remous, ce qui ne va pas forcément de pair. Approche lente, observation méfiante, estimation de risque éventuel, décision. Je passe.
Quelques semaines à peine après mon propre passage.
Même pont d’Amboise, dans un premier canoë la mère et le fils, dans un second le père et la fille.
Le niveau est bas, une seule arche du pont est en eau mais mouvementée, remous et tourbillons, le premier canoë passe sans encombre, le second se retourne, la jeune fille est rattrapée à temps mais son père disparait pour ne refaire surface que deux heures plus tard, remonté par les pompiers.
La fréquence (?) des noyades en Loire les rendrait presque banales (re ?), puisqu’on en déplore chaque année. Aux amateurs : gilet de sauvetage obligatoire (je n’ai quitté le mien que pour dormir), aux canoës traditionnels préférez les sit-on-top double coque, ils sont insubmersibles. Si vous ne savez pas nager, optez plutôt pour le Monopoly.
Les bonheurs:
Le départ.
Les cascades.
Les rives.
Les oiseaux.
Les bruits, tous les bruits.
Les poissons dans la transparence de l’eau.
Planter la toile de tente sur une île déserte.
Le sable.
Le ciel.
Le silence.
Tous les silences.
La tranquillité.
Glisser silencieux au fil de l’eau, plonger la pagaie sans bruit ni éclaboussure, surprendre les animaux.
Devenir voyeur, eux aussi me regardent.
Etre en nature, de l’intérieur et non plus en spectateur.
M’arrêter quelque part : c’est partout chez moi.
Le matin, porte de la tente ouverte sur le soleil et brume sur le fleuve.
Les bruits du matin.
Le confort de mon sac de couchage non encore quitté.
Me lever en ne sachant rien de ce qui va suivre.
Le ciel.
M’arrêter soudain de pagayer, écouter l’instant en me laissant descendre en silence vers la mer.
Les cygnes qui décollent.
De temps à autre, tourner le bateau et regarder en arrière le chemin parcouru.
La simplicité, longue décantation du mental et de ses artifices.
L’étonnement dans les yeux rencontrés.
Etre en Loire quelques semaines suffit à comprendre le monde : une seule seconde suffit.
L’impermanence, l’incertitude, le doute parfois.
La confiance.
Savoir que la rivière est une main, et que cette main me porte où je veux aller.
Le ciel.
Cacher mon bateau dans les roseaux, marcher jusqu’au village acheter de quoi me nourrir, revenir, repartir.
Sentir jour après jour que la mer se rapproche, ça ne tient à rien, c’est un appel, c’est injustifié mais certain absolument.
L’arrivée.
Une arche à Saumur
Escale
A Sainte Gemme, des cousins de Sylvie, Chantal et Paul, qui ont la bonne idée de demeurer en bord de Loire, m’accueillent pour la nuit. C’est aujourd’hui dimanche et il vient de m’arriver une drôle de chose, pendant que je pagayais : j’ai eu 60 ans tout neufs ! et moi qui croyais que parfois le Temps suspend son vol . . . merci de votre accueil les cousins !
Je commence ici à compter les jours, j’ai rendez-vous dans quelques jours à Saint-Brévin l’océan et le temps, instable, ne me permet pas de lambiner, n’étant sûr de rien. Le vent surtout peut ralentir ma course, et les prévisions, j’ose le dire, sont imprévisibles !
En plus, je sens la mer, elle n’est plus très loin, ma narine frémit, ça démultiplie l’efficacité de mes biceps-triceps-épaules-etc.
Modern bridge in Nantes
Dernières bordées
L’estuaire enfin !
Depuis avant Nantes je sens l’influence de la marée : impossible de pagayer contre, quelle que soit la force déployée au bout d’un quart d’heure je suis toujours en face du même arbre !
J’attends donc le renversement, et là je file deux fois plus.
Je passe Nantes, je ne m’arrête pas, des quais et des grues, les premiers bateaux marins, et aussi les premiers cargos.
La Galerne n’a pas dit son dernier mot, tant et si bien que la descente de l’estuaire tourne parfois à l’épreuve de force. Vent de face, les embruns, l’eau boueuse, pas d’arbres pour s’abriter, la coque déviée de son cap, pas rigolo tout ça.
On est mercredi, j’ai rendez-vous jeudi et suis forcé d’appeler pour dire que je ne sais si j’y serai tant le vent s’oppose à ma progression. Il ne reste pourtant que quelques kilomètres, enfin je veux dire quelques miles marins.
Je VEUX la voir cette mer, je VEUX le sentir sur mes lèvres le sel, je VEUX le passer ce pont de St Nazaire et son arche gigantesque. A vingt km. du but, ce soir je suis forcé de planter ma tente, entre estuaire et marécages, sur une butte de sable même pas horizontale. Et . . . dors comme un bébé !
Dernier bivouac dans l'estuaire, retour vers civilisation?
Lendemain : renversement de marée vers 6 h 30, à ne pas rater.
Le vent n’a pas faibli, mais il a eu la bonne idée de tourner au nord, voire léger nord-est, c'est-à-dire qu’il ne m’est plus vraiment un opposé. Pas vraiment un allié non plus, car il est fort et les vagues sont formées. De tribord je reçois mes propres embruns, je dois remettre ma veste. Rame petit ! Je passe Paimboeuf en rive gauche, au loin :
Le pont !
puis, deux heures plus tard:
Arrivée : je suis enfin du bon côté du Pont de St Nazaire
OUF !!!
La Loire n’a que neuf jours
Aucune goutte d’eau ne mettra, sauf à rester coincée, plus de huit à neuf jours pour descendre du Gerbier et arriver à la mer où je suis maintenant.
Ce fleuve multimillénaire n’a, en aucun endroit, plus de neuf jours d’âge !
J’ai la chance d’avoir fait durer le plaisir trois fois plus longtemps.
(Parti un jeudi, j’arrive un jeudi 4 semaines plus tard, c'est-à-dire 25 jours de pagayage effectif sur un total de 29)
jean-pierre vaissaire
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