Il y a longtemps.
Je vivais nu alors.
Peut-être ceint de peaux de bêtes, peut-être non, au hasard des chasses, des errances.
Le monde était simple, chaque jour était neuf et compter jusqu'à trois me suffisait.
Les racines de ma mémoire s'essayaient juste à leurs premières ramifications, prudentes car la mémoire pour étendre ses registres s'appuie sur les précédents. Pas de précédents, pas d'essor possible. Ils sont longs les premiers matins de l'humanité.
Toi aussi tu étais là.
Je ne sais si je t'avais reconnue, ou pas encore.
J’étais maladroit.
Les gestes n’étaient pas inventés. Quand j'étais malheureux, quand j'avais faim, quand j'avais froid, je ne savais que t'attirer à moi, brutalement peut-être, enfouir mes narines, ma bouche, mes sens dans les poils de ta poitrine ou de ton ventre, c'était chaud et rassurant. Déjà tu te laissais faire. Déjà tu te refusais en me griffant violemment au visage. Déjà c'est toi qui cherchais le rapprochement, moi qui te repoussais.
Déjà homme et femme, même si non encore sapiens, nous avions en charge chacun notre moitié du monde et la défendions des assauts de l'autre.
Déjà, l'un face à l'autre nous étions désemparés, en total désarroi.
Mais plus encore, ô combien! de nous séparer ou d'y songer seulement.
Que reste-t-il de ce temps?
Peu, si l'on se fie aux apparences et aux modes de vie.
Tout assurément, si l'on ne s'attache qu'à l'invisible et au primordial.
Mais là, rien qui puisse se dire, s'écrire, s'expliquer.
Les cultures se sont multipliées. Pour fascinantes qu'elles puissent paraître, je ne sors pas plus avancé du labyrinthe qu'elles dessinent. Le délire technologique de ces deux cents dernières années n'est qu'un dédale de plus.
Face au primordial je suis plus nu que jamais.
Voilà ce qui nous reste: la nudité.
La vérité simple qui s'échange de deux regards s'ils parviennent à s'oublier eux-mêmes. L'infinie complicité avec tout ce qui est en vie sur cette terre, une manière de bénédiction que nous aurions reçue à notre naissance et qu'à notre tour nous pouvons poser sur tout ce qui nous entoure. Je suis en dette envers tout le créé et tout le créé me doit une partie de son existence.
Cela je le savais déjà il y a trois millions d'années en descendant de mon arbre, même avec un cerveau trois fois plus petit que celui qui fait ma fierté aujourd'hui.
Je le savais déjà quelques millions d'années auparavant, en sortant de la mer, avec encore moins de cerveau, et même il y a trois milliards d'années lorsqu'apparurent les premiers lichens sans cerveau du tout. (A quoi sert-il dans le fond?)
A rien, dans le fond. Il ne sert qu'en surface. Il cherche des solutions aux problèmes qu'il a lui-même engendrés. N'empêche, je ne saurais plus m'en passer.
La femme que j'aime, je l'aimais déjà avant sa naissance, avant la mienne, avant la découverte du silex et loin avant le big bang, ma pulsion d'alors était la même que celle d'aujourd'hui, toute culture en moins, quel bonheur, avec comme seul impératif la reproduction de la vie.
jean-pierre vaissaire, "La violoniste"
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